CHAPITRE 1. SURTOUT, PAS DE MAUVAISE PENSÉE…
Paris, de nos jours
— Et après un quart d’heure de queue, le mec m’annonce que tous les billets sont vendus, juste sous mon nez ! clama Clara en rejetant ses cheveux bruns en arrière d’un air dramatique. Quand je pense que je l’attendais depuis si longtemps, cette avant-première !
— Ce n’est pas de chance, compatit Michelle, la responsable de notre ligne de caisses.
— Quand je suis repartie, j’ai cassé un de mes talons et je me suis tordu la cheville. Mon sac à main s’est ouvert en grand par terre. L’horreur ! Et pour couronner le tout, il s’est mis à pleuvoir. Je vous jure, une vraie malédiction !
Les autres hochèrent la tête avec conviction. Debout un peu en retrait, appuyée contre le mur, je plissai les paupières en soufflant sur mon café brûlant. Une malédiction ? Tiens donc…
Steve, le plus grand des caissiers du supermarché, refit un tour avec la cafetière pour remplir les gobelets vides. Il s’arrêta devant moi, mal à l’aise.
— Magda ? demanda-t-il.
Je refusai d’un sourire. Il s’empressa de s’éloigner, soulagé. Je le suivis des yeux une seconde. J’avais repoussé ses avances quelques jours plus tôt et depuis, il ne savait plus comment se comporter avec moi. Le pauvre. Comment lui expliquer que je lui avais sauvé la vie en agissant ainsi ? Impossible. Mais en attendant qu’il s’en remette, peut-être que ce serait gentil que j’évite les pauses café en équipe ces prochaines semaines…
— Attendez, je n’ai pas fini ! reprit Clara, ravie d’être le centre de l’attention générale. Quand je suis montée dans la voiture, le moteur a refusé de démarrer ! Il a fallu que je trouve un brave monsieur qui accepte de brancher sa batterie sur la mienne pour que je rentre chez moi ! Une malédiction, je vous dis !
Hum. Cette fois, c’était sûr, je tenais ma coupable. Je repoussai une mèche de mes longs cheveux noirs derrière mon oreille.
— Au fait, lançai-je à la cantonade. Je ne retrouve plus mon parapluie. Est-ce que vous ne l’auriez pas vu ? Il est bleu et blanc, avec un liseré noir…
Du genre impossible à confondre avec aucun autre, précisément pour qu’on ne l’embarque pas par erreur. Tous mes collègues agitèrent la tête de gauche à droite, sauf Clara, qui haussa les épaules et parut soudain très concentrée sur son café. Elle n’avait pas l’intention de me le rendre, hein ? Tant pis pour elle. Elle n’avait plus qu’à partager ma Malédiction jusqu’à ce qu’elle se débarrasse de mon pauvre parapluie. Et moi, j’allais devoir m’en acheter un autre.
— Bon, merci quand même, dis-je.
Je terminai mon café à petites gorgées, jetai mon gobelet vide dans la poubelle et tournai les talons. Fin de la pause pour moi. Dans le reflet de la porte vitrée, je vis Clara se pencher vers Michelle.
— Elle est tellement bizarre, renifla-t-elle sans prendre la peine de baisser le ton.
— Elle n’est pas méchante, tenta de me défendre notre chef.
— Peut-être, mais elle est vraiment bizarre. Rien que son nom, Magdalena…
— Elle n’a pas choisi !
— Même…
Je me concentrai. Aucune pensée mauvaise. Surtout, aucune pensée mauvaise. J’étais un pur esprit qui ne souhaitait que le bonheur d’autrui. Même si autrui m’avait piqué mon parapluie.
Je me réinstallai à ma caisse et composai le code qui la déverrouillait. Celle-ci se bloqua avec un sifflement d’avertissement. Et zut. En une seconde d’inattention, j’avais souhaité que mon parapluie continue à porter la poisse à l’autre garce jusqu’à la fin du mois. Et la Malédiction me faisait payer ma mauvaise pensée – pourtant minuscule et légitime ! – en m’envoyant un ennui. Je n’avais plus qu’à aller chercher le responsable de la sécurité. Bah… Il avait l’habitude, avec moi.
En ce début de printemps pluvieux, à Paris, les gens ne se bousculaient pas au supermarché. Surtout depuis que le directeur du magasin avait instauré un service de livraisons à domicile. Pourvu que mon job ne soit pas menacé. Je ne pouvais pas en exercer beaucoup d’autres sans risquer de faire exploser / effondrer / liquider une entreprise.
J’y pensais encore en quittant le supermarché à la fermeture, ce soir-là. Il faisait déjà nuit et la pluie crépitait sur l’asphalte du parking. J’avais remonté la fermeture Éclair de mon manteau jusqu’en haut et rabattu la capuche sur ma tête, puisque je n’avais plus de parapluie. Heureusement que je n’avais pas de problème de brushing. D’ailleurs, j’évitais le coiffeur comme la peste, depuis ce jour funeste où je m’étais retrouvée avec des cheveux moitié bleus moitié carbonisés la veille d’un entretien d’embauche. Une seule mauvaise pensée avait suffi, aussi justifiée soit-elle. Maintenant, je demandais à ma mère de les couper. Une bonne coupe droite au niveau des épaules, sans fantaisie, sans relief, mais sans danger, et avec une longueur suffisante pour cacher mon front que je trouvais trop grand.
Mes talons claquèrent sur les pavés mouillés entre les grands immeubles, tandis que je rejoignais l’arrêt de bus, éclairé par un lampadaire. Contrairement à Clara, je ne possédais pas de voiture. Dans mon cas, ça ne servait vraiment à rien d’autre qu’à attirer les problèmes. Le bus arriva au bout de quelques minutes, chargé mais pas complètement bondé. Je validai mon pass et me faufilai pour aller m’appuyer contre une fenêtre, imprimant une marque mouillée sur tous les gens qui n’avaient pas jugé utile de bouger pour laisser monter les nouveaux arrivants.
Je posai ma tête contre la vitre, soulagée d’être à l’abri. Mon image se superposa à celle de la rue sombre. Les gouttes qui roulaient le long de la fenêtre semblaient courir comme des perles dans mes cheveux noirs. C’était beau. Mon reflet sourit, égayant un peu mon visage aux joues trop creuses. De larges cernes s’étalaient sous mes yeux marron. La classe. Il fallait vraiment que je dorme. J’avais beau avoir vingt ans, lire dans mon lit jusqu’à des heures indues ne me réussissait pas. Pourquoi avais-je fait une chose pareille, la veille ? Comme si mes prochaines soirées promettaient d’être très remplies ! D’ailleurs, et si je la relisais ce soir, cette histoire d’amour si jolie où aucune mauvaise pensée à l’égard des personnages ne venait traverser mon esprit ?
Car oui, même une mauvaise pensée à l’encontre de quelqu’un qui n’existait pas pouvait provoquer un dégât des eaux chez mon voisin du dessus et faire atterrir mon plafond sur mon nez.
Je descendis à mon arrêt sous une pluie soutenue et laissai la grande artère parisienne bourdonnante derrière moi, pour m’engager dans une rue plus petite bordée d’immeubles. Une silhouette encapuchonnée se tenait devant un magasin fermé. Je n’y prêtai pas attention. Que me restait-il, dans mon frigo, pour le dîner ? De la soupe de poisson, non ? J’adorais la soupe de poisson. J’adorais le poisson tout court, en fait.
— Eh ! Madame !
Je m’arrêtai par réflexe. La silhouette encapuchonnée s’approchait de moi à grandes enjambées. Je me tendis. Un jeune visiblement, caché sous un sweat à capuche trop large et trempé, les mains dissimulées dans sa poche ventrale. Surtout, aucune mauvaise pensée.
— Madame ! répéta-t-il avec une agressivité palpable. T’as pas de la thune ? S’te plaît !
— Non, désolée, bredouillai-je, désarçonnée par tant d’hostilité.
— J’ai dit : S’te plaît !
— Mais je…
— File ton fric ! Magne-toi !
Je grinçai des dents et serrai mon sac plus fort contre mon manteau gorgé de pluie.
— Laissez-moi tranquille, dis-je en tentant de rendre ma voix ferme, ou vous aurez de gros ennuis.
Il ricana et sortit un couteau de sa poche ventrale. Je fronçai les sourcils. Ah. On en était là. Il voulait des problèmes ? J’allais lui en donner.
— Si tu cries, grogna-t-il avec un rictus de haine, je te…
Je fis un effort pour ne pas entendre la suite. Trop de mauvaises ondes risquaient de me nuire bien plus qu’un type avec un couteau. Je fouillais déjà dans mon sac.
— Voilà, marmonnai-je en lui tendant mon portefeuille. C’est tout ce que j’ai. Je…
— Ta gueule ! File ton sac !
Quoi ? Le sac en entier ? Mais non ! C’était beaucoup trop dangereux !
Devant ma seconde d’hésitation, il me bouscula brutalement et arracha sac et portefeuille de mes mains. Je tombai sur le bitume trempé et la douleur éclata dans mon genou. Je serrai les dents.
— Ne faites pas ça, articulai-je alors qu’il vérifiait d’un coup d’œil le contenu du sac.
— T’as un problème, la grosse ?
Grosse ? Moi ? Il ne savait plus quoi inventer. L’assurance me revenait au fur et à mesure que la souffrance étouffait ma volonté. Je me redressai à moitié, les mains dans une flaque.
— C’est vous qui avez un problème, murmurai-je en retroussant le nez.
Le type me flanqua un coup de pied dans les côtes. J’encaissai avec un gémissement étouffé.
— Ta gueule, connasse, siffla-t-il.
Il me cracha dessus et recula de deux pas avant de se retourner et de partir en courant.
Une voiture surgit à toute allure au coin de la rue étroite. Trop vite. Beaucoup trop vite. Ses pneus hurlèrent sur le goudron mouillé. Elle heurta violemment le trottoir d’en face et rebondit vers nous. Je vis comme au ralenti le capot faucher le jeune homme au couteau, avant de s’écraser contre le mur de l’immeuble. Une seconde s’écoula. Dans le silence le plus total. Eh bien… « Ça » n’avait pas traîné, cette fois. Le type devait vraiment avoir des pensées ignobles, pour que la Malédiction réagisse aussi vite et aussi fort.
Un cri strident retentit soudain. Je clignai des yeux. Mince. Il y avait des témoins ? Moi qui espérais récupérer discrètement mon sac et disparaître ! Des gens accouraient de partout. Mais ils étaient où, ceux-là, trente secondes plus tôt ? Deux hommes aidaient déjà la conductrice sonnée à sortir de la voiture. Une femme vint s’accroupir près de moi.
— Ça va, mademoiselle ? demanda-t-elle avec inquiétude.
Je déglutis avec difficulté.
— Je crois, coassai-je. Mon genou me fait mal, mais… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On dirait que votre agresseur n’a pas eu de chance, répondit-elle en jetant un coup d’œil vers la voiture.
Mouais. Pas eu de chance de tomber sur moi, surtout. Enfin, sur la Malédiction. La bonne nouvelle, c’était que s’il y avait des témoins de mon agression, je n’aurais pas à justifier la façon dont mon sac avait atterri dans les mains de ce gars. Des témoins qui n’avaient pas jugé utile de venir à mon secours alors que je me faisais dépouiller, toutefois. Bon, pas de mauvaise pensée, j’avais bien assez mal comme ça.
— Quelle horreur ! gémis-je. Est-ce qu’il est… Il est…
— Je ne sais pas. Vous voulez essayer de vous lever ?
Elle m’offrit son aide pour me remettre debout. La pluie qui tombait toujours aussi drue avait lavé le crachat, mais mes côtes et mon genou souffraient le martyre. La sirène des pompiers résonnait déjà. Chouette, ils allaient pouvoir m’examiner. Une autre sirène recouvrit la première. La police. Hum.
Mon soutien improvisé et moi avançâmes vers la voiture encastrée dans l’immeuble. Le torse du voleur était affalé sur le capot. Le reste disparaissait dans les briques défoncées. Ses yeux vitreux grands ouverts sous la pluie ne laissaient guère de doute sur son état. Mon sac pendait toujours à son poignet. Personne n’osait s’approcher. Si je tentais de récupérer mon bien, j’allais passer pour un monstre, non ?
La conductrice pleurait dans les bras d’un des hommes qui l’avaient aidée à sortir. Je ressentis une pointe de culpabilité. La pauvre. Cela dit, quelle idée de rouler aussi vite par un temps pareil !
Les pompiers arrivèrent et prirent la situation en main. En quelques secondes, je me retrouvai assise dans leur camion, le jean relevé sur mon genou qui avait doublé de volume et pris une coloration violette assez inquiétante. Un des pompiers, visiblement le plus jeune de l’équipe, cherchait une poche de glace dans leur attirail. Au-dehors, j’entendais ses collègues faire reculer les gens et demander des explications.
— Ils n’essaient pas de dégager le gars ? m’enquis-je en tendant le cou pour voir ce qui se passait.
— Malheureusement non, m’expliqua le jeune pompier avec un regard noisette triste. Ce monsieur est décédé, nous devons attendre la police avant de toucher à quoi que ce soit.
Je hochai la tête et me concentrai sur mon genou sur lequel il pulvérisait du spray analgésique.
— Vous croyez que c’est grave ? m’inquiétai-je.
— Je ne sais pas. Le médecin vous examinera dès qu’il arrivera.
Bon, je n’avais plus qu’à attendre alors.
— Mademoiselle Estève ?
Je sursautai. Cette voix… Oh non !
Je me retournai vers l’entrée du camion de pompiers. Un homme de taille moyenne à la tête toute ronde se tenait là, mon sac à la main, un sourcil brun froncé par l’incrédulité sous la frange qui lui mangeait le front. Mais quelle pensée avais-je bien pu avoir pour que, de tous les flics de la ville, ce soit celui-là qui débarque ?
— Brigadier Forgues, murmurai-je d’une voix faible.
Il entra d’un pas souple et s’assit près de moi.
— Il y a un mort, ce soir, déclara-t-il, et vous êtes encore dans les parages.
Je renfonçai la tête dans mes épaules.
— Vous le connaissiez, mademoiselle Estève ?
— Non, bredouillai-je. Enfin… Il venait de me piquer mon sac. Et… Et il m’a poussée par terre et… Il a essayé de s’enfuir…
— Je sais. Les témoins m’ont tous raconté la même histoire. C’est incroyable. On dirait que vous portez la poisse aux gens qui vous veulent du mal. Depuis que votre vélo a envoyé le gars qui vous l’avait volé à l’hôpital, je ne compte plus les gens à qui il est arrivé malheur à cause de vous.
Je gardai le silence. À cause de moi ? À cause d’eux-mêmes ! Si personne ne s’amusait à tripoter mes affaires, personne n’aurait de problème !
Le brigadier me lança un regard aigu.
— Je commence à croire que quelque chose, ou quelqu’un, vous protège…
Je me révoltai intérieurement. Moi, protégée ? Alors ça, c’était le pompon !
Mon esprit s’égara dans les méandres de ma mémoire. La Malédiction ne triait pas. Si j’avais une mauvaise pensée, elle s’en prenait à moi, bien entendu, puisque j’appartenais à la lignée maudite.
Mais elle était contagieuse et collait à ce que je touchais comme une masse poisseuse invisible. Elle imprégnait mes vêtements et mes objets personnels. Si quelqu’un me les prenait, alors la Malédiction se retournait aussi contre cette personne à la première de ses mauvaises pensées.
Et encore, si la Malédiction s’était contentée de poursuivre les gens qui me volaient, j’aurais pu me faire une raison. Mais elle attaquait ceux que j’aimais exactement de la même façon.
Je me souvenais de Laura, une copine de primaire, à qui j’avais offert mes billes préférées pour sceller notre amitié. Elle avait apporté les billes chez elle. Le soir même, un orage avait emporté la moitié du toit de la petite maison de banlieue de ses parents et le lendemain, un tigre échappé d’un cirque voisin avait élu domicile dans leur salon. Il avait fallu abattre la bête sur leur canapé et toute la famille avait dormi à l’hôtel pendant un mois, traumatisée.
J’avais demandé à Laura de me rendre mes billes. Elle n’avait pas compris et nous nous étions quittées fâchées. Depuis, je n’avais plus jamais eu d’amis. Trop dangereux. Pour eux.
La Malédiction ne me protégeait pas. Elle frappait aveuglément tous ceux qui s’approchaient de moi, bons ou mauvais. Et donc plutôt les mauvais puisque je gardais les bons à distance, comme Steve…
— Mademoiselle Estève ?
Je sortis brusquement de mes pensées.
— Oui ?
Le brigadier me dévisageait toujours.
— Quelqu’un qui vous protège ? insista-t-il. Ou quelqu’un qui essaie de vous faire peur ?
Mes paupières s’écarquillèrent.
— Quoi ?
Il hocha la tête sans cesser de m’étudier.
— Très bien, restons-en là pour le moment. En attendant, vous allez devoir m’accompagner au poste pour faire votre déposition.
— D’accord, murmurai-je, un peu défaite. Et je… Je pourrais récupérer mon sac ? Il y a tous mes papiers et… et mon téléphone, dedans.
— Une fois que j’aurai vérifié ce qu’il contient, au cas où cela aurait un lien avec la mort de cet individu.
J’acquiesçai sans un mot. Il ne trouverait rien, ça, c’était sûr. Vu ma propension à perdre ou à me faire voler mes affaires, mon sac ne contenait que le minimum vital, papiers, clés, un peu d’argent et mon téléphone. La soirée me sembla soudain un peu moins terrible. Une déposition, hein ? Pas de problème, j’avais l’habitude.
Le souvenir de Clara racontant ses malheurs m’effleura et je dus retenir un sourire sombre. Ma collègue n’avait vraiment aucune idée de ce qu’était une malédiction. Et elle avait intérêt à maîtriser sa langue de vipère. Sinon, paf, la voiture ! Ah, non, pas de mauvaise pensée…
Je finis par rentrer chez moi trois bonnes heures plus tard, éreintée. Le brigadier Forgues me soupçonnait d’être impliquée dans la mort de ce type, mais pas du tout de la façon que j’aurais imaginée ! Il m’avait questionnée une heure entière sur d’éventuels ennemis ou ex jaloux qui me menaceraient et me feraient vivre dans la peur, en s’en prenant à ceux qui m’approchaient de trop près. S’il savait à quel point il était proche de la vérité ! Il y avait bien « quelque chose » qui me guettait dans l’ombre, et mon agresseur avait bel et bien couru à sa propre perte en choisissant de s’en prendre à moi. Seulement, si j’essayais d’expliquer ça au brigadier, je risquais de finir à l’asile, et cette perspective ne m’enthousiasmait pas plus que cela.
Mon appartement m’attendait au troisième étage sans ascenseur d’un petit immeuble parisien gris, mais propre.
— Je suis rentrée ! lançai-je en verrouillant la porte avec soin derrière moi. La journée s’est bien passée, Pilou ?
Bien entendu, personne ne répondit. Je vivais seule, c’était plus prudent. J’attrapai le chat en peluche blanc comme neige qui patientait sur le radiateur de l’entrée et lui grattai la tête.
— Tu ne devineras jamais, Pilou. Le brigadier Forgues essaie de me protéger de la Malédiction. Sauf qu’il croit que c’est un ex-copain déséquilibré qui n’a pas digéré la rupture. Tu aurais vu sa tête quand je lui ai dit que je n’avais jamais eu d’amoureux…
Je levai les yeux au ciel à ce souvenir et retirai mes chaussures. Le chat sous le bras, comme chaque soir, je fis le tour de l’appartement.
Pas de signe de cambriolage, de dégât des eaux, d’invasion de rats / termites / fourmis / cafards / tigres, de coupure de courant qui aurait tout fait fondre dans mon congélateur… Petite journée, donc. Juste cette agression dans la rue. Je me rendis à la salle de bains pour examiner mon genou. Celui-ci avait bien dégonflé grâce aux soins du jeune pompier, puis du médecin.
Je pris une douche rapide et appliquai une pommade contrecoups. J’en avais douze tubes d’avance dans mon armoire à pharmacie, vu la vie que je menais.
Je récupérai Pilou en sortant de la salle de bains et me préparai un bol de soupe de poisson. Conformément à mes habitudes, je reniflai chaque élément avec soin – soupe, fromage râpé, rouille et croûtons – avant de goûter du bout des lèvres. Cette pratique m’avait permis d’échapper à un nombre invraisemblable d’intoxications alimentaires. Avec un fléau comme le mien, on n’était jamais trop prudent. Je redressai Pilou, dont le museau immaculé menaçait de tremper dans la soupe. Comme quoi, même en peluche, un chat restait un chat.
J’avais eu de véritables animaux. Malheureusement pour eux, la Malédiction ne les avait pas épargnés sous prétexte qu’ils marchaient à quatre pattes. Mes pauvres petits compagnons enchaînaient les maladies, bagarres de rue et accidents au rythme de mes pensées plus ou moins convenables, jusqu’à finir par ne plus rentrer. Quand mon troisième chat avait disparu à son tour, le chagrin m’avait rongée pendant des mois. J’avais donc définitivement renoncé à l’idée d’avoir un animal de compagnie et j’avais acheté Pilou. À lui, au moins, il ne pouvait rien arriver. Quoiqu’une fois, en rentrant, j’avais constaté que la peluche était constellée de puces. Aujourd’hui encore, je me demandais où elle avait bien pu les choper…
Je m’installai en tailleur sur le canapé avec mon bol de soupe brûlante et allumai la télé sur la chaîne d’informations en continu. Voir les malheurs des autres m’aidait à relativiser. Ma situation n’était pas la pire sur terre. Et en plus, je n’étais pour rien dans les inondations, tueries et autres catastrophes qui pullulaient dans l’actualité. Pas comme pour ce type, tout à l’heure…
Les propos de mon père resurgirent dans ma tête.
« Le Mal attire le Mal, Magdalena. Ne souhaite jamais le mal à personne, car c’est toi qu’il emmènerait. Garde ton cœur pur… »
Et là, malgré l’indifférence que je m’étais forcée à ressentir jusqu’à présent, malgré mon habitude de vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, les larmes me montèrent aux yeux. Je les essuyai avec rage. Garder le cœur pur ? Comment était-ce possible, dans ce monde de brutes ? Je n’avais pas voulu la mort de cet horrible garçon ! S’approprier mes affaires avait attiré ma damnation sur lui. La noirceur de ses désirs avait fait le reste. Le jour où je faiblirais, même une seule seconde, le même destin me cueillerait.
Les émotions me submergèrent et les larmes se mirent à rouler sur mes joues. J’en avais assez de la solitude. J’en avais assez de la peur. J’en avais assez d’apporter le malheur à tous ceux qui me témoignaient un peu d’amitié.
J’attrapai un paquet de mouchoirs et me mouchai de mon mieux. J’étais vraiment fatiguée, ce soir. J’avais besoin de dormir pour retrouver le recul nécessaire à ma survie. Car j’avais décidé de survivre jusqu’à un jour bien précis. Cette pensée m’aida à retrouver mon calme.
Mes pieds dépassaient de mon épaisse chemise de nuit rose. Je les cachai pour me tenir chaud. Ma tenue n’avait rien de sexy, mais je m’en moquais. Les probabilités que je ramène un homme à la maison avoisinaient le zéro absolu. Je refusais de perpétuer la lignée. Il était temps que cette mascarade cesse. Je serrai Pilou contre mon cœur. Mon père avait peut-être trouvé cet ange de douceur et d’amour qu’était ma mère, sur qui le Mal n’avait jamais pu se greffer, mais moi, je ne condamnerais pas des enfants à vivre cette vie.
— Jamais, murmurai-je à l’oreille en peluche qui me caressait le nez.
J’avais déjà tout prévu. Je ne voulais pas imposer plus de chagrin que nécessaire à mes parents. Le jour où la mort les emporterait, il me suffirait de projeter de braquer une banque, ou un truc dans le genre. Ça provoquerait sûrement la chute d’un satellite chinois sur ma tête, ou quelque chose comme ça. La Malédiction s’éteindrait avec moi. Et tout serait terminé.
Rassérénée par cette pensée, je finis ma soupe, brossai mes dents et allai me coucher. Même si j’avais récupéré mon sac à main, la journée avait été beaucoup trop longue.
CHAPITRE 2. L’HOMME ET LE SAC
Je me levai sans enthousiasme quand le réveil sonna, les cils encore collés entre eux. Je faisais un beau rêve, pourtant. Mais quoi ? Je ne savais déjà plus. Il ne m’en restait que l’impression. Quelque chose me glissa sur les jambes quand j’enfilai mes chaussons en tricot et Pilou tomba par terre. Je le ramassai et me rendis compte que mon genou me faisait beaucoup moins mal. Je relevai ma chemise de nuit, stupéfaite. Il restait à peine un bleu ! Quelle chance !
Je me préparai rapidement, avalai mon petit déjeuner, puis débranchai tous les appareils électriques de l’appartement – sauf le réfrigérateur –, vérifiai trois fois que l’eau et le gaz étaient coupés, puis je posai Pilou sur le radiateur de l’entrée et partis. La routine.
La journée se déroula paisiblement, même selon mes propres critères. La grève surprise des chauffeurs de bus parisiens ne pouvait pas être considérée comme une conséquence de la Malédiction. Je voulais croire que non, en tout cas. Plutôt que d’attendre une éternité pour monter dans un bus plein à craquer, je décidai de rentrer à pied. J’en avais pour une bonne heure, mais j’avais mis des baskets et mon genou semblait tenir le coup. Et puis la pluie avait cessé. Même si les trottoirs luisaient encore d’humidité, marcher le long des boulevards de la capitale, alors que les arbres commençaient à bourgeonner, ne serait pas désagréable.
Lorsque j’arrivai près de chez moi, la nuit était tombée. Je ralentis par réflexe en approchant de la rue où le jeune délinquant s’était fait renverser. Mais je me raisonnai. La même chose ne pouvait pas m’arriver deux fois de suite !
Je jetai tout de même un œil prudent à la rue avant de m’y engager. Un couple se promenait tranquillement, main dans la main, et un jeune homme vêtu d’un long imperméable vert bouteille examinait la vitrine de la boulangerie. Bon, ça n’avait pas l’air mal.
J’avançai d’un pas dégagé. Tout allait bien. Les voitures vrombissaient dans l’avenue que je venais de quitter, un chien aboyait dans un des immeubles autour de moi, et mes baskets n’émettaient presque aucun bruit sur l’asphalte du trottoir. Cette journée ferait-elle partie des rares où je n’aurais rien à signaler ? La fraîcheur du printemps donnait à l’air une saveur particulière. Les ombres dansaient autour de moi tandis que je passais de la lumière d’un réverbère à celle du suivant. Et si je me préparais un pavé de saumon, pour le dîner ? Juste grillé avec une sauce beurre-citron et un peu de riz ? J’esquissai un mini-pas chassé joyeux. Cela ferait d’aujourd’hui l’une des journées les plus fabuleuses de l’année !
— Mademoiselle ? m’interpella une voix masculine.
Je me retournai. Le type à l’imperméable vert que je venais de contourner s’était tourné vers moi. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé que moi et ses yeux bleus très clairs étaient à moitié masqués par des cheveux blonds qui tombaient sur son nez pointu. Il me sourit et tendit sa main gantée vers moi.
— Votre sac, s’il vous plaît, dit-il avec gentillesse.
Mes paupières s’écarquillèrent.
— Hein ?
— Votre sac. Ceci est un hold-up.
— Un hold… Mais vous rigolez ou quoi ?
Le sourire s’évanouit de son visage fin.
— Non, non, pas du tout. Je voulais juste avoir l’air aimable. Maintenant, votre sac, s’il vous plaît.
Sidérée, je songeai à faire demi-tour et à partir en courant. C’était quoi, ce détraqué ?
— Au cas où vous auriez un doute, ajouta-t-il, je vous menace.
N’importe quoi. Lui et quelle armée ?
J’aperçus soudain le reflet argenté d’un canon de revolver dans sa seconde main, à moitié enfoncée dans la poche de son long imperméable. Le sang quitta mes joues. Non. Oh non. Pas encore. Mes jambes flageolèrent sous moi.
— Écoutez, bredouillai-je en reculant d’un pas, je ne crois pas que…
— N’essayez pas de vous enfuir, dit-il d’un ton paisible. Votre sac.
L’air me manqua. S’il y avait un autre mort ce soir, je n’osais pas imaginer la réaction du brigadier Forgues. En admettant que je ne me fasse pas descendre.
— Je vous assure… articulai-je, l’estomac noué par la terreur. Ce n’est pas une bonne idée…
— Pourquoi ?
— Parce que… Parce que… Si vous me volez quelque chose… Vous risquez de mourir.
Il fronça les sourcils.
— Ah bon ? C’est comme ça que ça fonctionne ?
Hein ?
— Votre malédiction, précisa-t-il devant mon regard hagard. C’est comme ça qu’elle fonctionne ? Elle vous protège, en fait ?
Le choc me cloua sur place. Ma malédiction ? Il parlait de la Malédiction ?
Le jeune homme se redressa un peu et tira pour de bon le pistolet de sa poche.
— Pas de panique, c’est un faux, déclara-t-il en me le tendant. Regardez, il y a un petit embout rouge, pour qu’on ne le confonde pas avec un vrai.
Paralysée par la stupeur, je jetai un coup d’œil. En effet, un morceau de plastique rouge entourait l’extrémité du canon. Il le remit dans sa poche, satisfait.
— Je vous offre un café ? proposa-t-il le plus naturellement du monde.
Je clignai des yeux, incapable de réagir. Mon cerveau tournait à vide. Le jeune homme fronça de nouveau ses sourcils blonds et se pencha vers moi.
— Ohé ! Mademoiselle ?
— Oui ? couinai-je.
— Un café ?
Je le dévisageai, la bouche sèche.
— Mais… Mais qui êtes-vous ?
Il frappa son front couvert de mèches blondes.
— Ah ! Suis-je bête ! Je ne me suis pas présenté. Ruben. Ruben Tisserand, pour vous servir. Vous êtes bien Magdalena Estève ?
Je ne comprenais plus rien.
— Euh… Oui…
— Et vous êtes bien maudite ? Ou un truc comme ça ?
Mes paupières papillonnaient, comme si la lumière des réverbères m’éblouissait. Qui était cet homme ?
— Si vous n’aimez pas le café, on peut prendre un thé, précisa-t-il. Ou un cocktail, mais sans alcool pour moi. Je ne bois jamais quand je suis en service.
En service ?
— Vous êtes policier ? murmurai-je, défaite.
— Pas du tout. Je travaille pour un institut privé qui n’a rien à voir avec la police. Vous êtes sûre que vous ne voudriez pas un café ? Ça fait un moment que je poireaute dans cette rue en vous attendant, je commence à avoir froid. J’invite, si c’est ça qui vous inquiète. J’ai vu un bar qui avait une bonne tête, sur le boulevard juste là-bas.
Abasourdie, je restai immobile quand il me tourna le dos pour s’éloigner. Il s’arrêta au bout de trois pas.
— Eh ben alors ? s’étonna-t-il avec candeur. Vous venez ?
Mes jambes se mirent en route toutes seules. Le mouvement relança mes neurones. Cet homme m’avait cherchée, il savait qui j’étais et il connaissait la Malédiction. Je me mis à courir pour le rattraper. Il fallait absolument que j’en sache davantage ! De toute façon, s’il avait la moindre mauvaise pensée, il serait le premier à s’en mordre les doigts !
La chaleur du bar tranchait avec la fraîcheur extérieure. Ruben choisit une table ronde couverte d’une nappe en papier et nous nous installâmes. Aux aguets malgré le confort de la banquette rouge sur laquelle j’avais pris place, je commandai un jus d’abricot et tout un assortiment de tapas. J’étais affamée !
Assis sur une chaise face à moi, Ruben sourit, le nez dans sa carte, puis demanda un café et doubla les tapas. Oh. Il avait drôlement faim aussi !
La serveuse nous remercia d’une voix fatiguée et partit en traînant les pieds.
— Elle aime son job, ça fait peur à voir, remarqua Ruben.
Je haussai les épaules.
— Vous n’êtes pas d’accord ? insista-t-il.
— Je ne peux pas avoir ce genre de pensées, grommelai-je, ennuyée.
— Comment ça ?
— Si je pense du mal des gens, ça m’attire de mauvaises choses.
— Oh…
Il tira un carnet de sa poche et l’ouvrit à une page vierge.
— Zut, marmonna-t-il en tapotant ses poches. Qu’est-ce que j’ai fait de mon stylo ?
Je fouillai mon sac et lui en tendis un, le visage aussi neutre que possible.
— Merci ! s’exclama-t-il, tout joyeux. Alors vous disiez, si vous pensez du mal… ?
— Si vous m’expliquiez d’abord comment vous connaissez mon nom ?
— Ah oui, bien entendu. Je fais une thèse sur les victimes de malédiction. Il fallait absolument que je vous rencontre.
Mon sourcil gauche se haussa de lui-même.
— Vous faites une thèse… ? Il y a des gens qui font des thèses là-dessus ?
— Oui, oui, approuva-t-il avec enthousiasme. Moi, par exemple.
Certes.
— Et comment m’avez-vous trouvée ?
Il tourna les feuilles de son carnet.
— Un certain brigadier Forgues a mis en ligne un dossier sur vous, hier soir, dans les registres de la police.
— Vous avez accès aux dossiers de la police ? m’étranglai-je.
— Bien sûr. Ça nous aide beaucoup dans notre travail. Votre dossier m’a impressionné, je dois dire. Le nombre de gens que vous avez envoyés à l’hosto sans les toucher, c’est formidable.
Je me renfrognai. Il trouvait ça formidable, lui ?
Il releva le nez vers moi et ses yeux clairs brillèrent sous ses mèches blondes.
— D’accord, reconnut-il avec un sourire contrit, formidable n’est peut-être pas le bon mot.
— Pourquoi le brigadier a mis en ligne ce dossier ? marmonnai-je.
— Je crois qu’il cherche des recoupements avec d’autres affaires. Il a l’air persuadé que vous êtes sous la coupe d’un criminel.
Je ne bronchai pas.
— Ça a éveillé mon intérêt, en tout cas, reprit Ruben en replongeant dans son carnet. Non seulement vous attirez les ennuis, mais en plus, vous les attirez sur les autres. Ça sent la malédiction à dix kilomètres.
— Parce que vous vous y connaissez, en malédiction ? grognai-je.
— J’en ai vu quelques-unes, oui. Et croyez-moi, elles ne protègent pas toutes aussi bien leurs victimes que la vôtre.
— Vous trouvez qu’elle me protège ? m’étranglai-je.
— Bien sûr. Votre agresseur est mort, hier.
— Mais à cause de lui-même, pas à cause de moi ! La Malédiction n’attend qu’une occasion pour me tuer aussi !
Les gens des tables voisines nous jetèrent des regards curieux. Je me renfonçai dans ma banquette, mortifiée. Je n’avais pas l’habitude de parler de ça. Je n’en parlais même jamais. Mes parents évitaient le sujet depuis mon adolescence – depuis que j’avais compris et que je n’avais plus besoin de leurs avertissements – et je n’en avais jamais discuté avec personne. Entendre Ruben prononcer le mot malédiction avec tant d’enthousiasme me choquait autant que s’il m’avait demandé de danser nue sur le comptoir.
Ce dernier m’étudiait, l’air inquiet.
— Si vous voulez, on peut prendre ça sous un autre angle, proposa-t-il gentiment.
— Comment ça se fait que vous soyez aussi aimable ? grommelai-je.
— Ben… Même si ça a l’air de vous contrarier, votre malédiction donne vraiment l’impression de vous protéger, alors je ne prends pas de risque…
Je me rembrunis. Bien sûr. Cela dit, il avait raison d’être prudent, il avait mon stylo dans les mains…
— Si cela peut vous rassurer d’une manière quelconque, déclara-t-il en jouant avec celui-ci, je vous promets que votre nom ne sera cité nulle part. Vous serez « mademoiselle E. » pour mon mémoire. D’accord ?
— D’accord, marmonnai-je.
— Bon, on va commencer au début. Vous êtes maudite depuis combien de temps ?
Je m’enfonçai un peu plus dans ma banquette rouge.
— Toujours, murmurai-je.
— Vos parents aussi ?
— Mon père, oui.
— C’est héréditaire ?
— Oui.
— Vous avez une idée de ce qui a provoqué ça ?
Il griffonnait mes réponses laconiques sans lever son nez pointu. Je cillai. N’étais-je pas en train de commettre une terrible erreur en parlant de « ça » avec un inconnu, au milieu d’un bar à moitié plein ? Il finit par redresser la tête, surpris de mon silence.
— Mademoiselle Estève ?
— Pourquoi vous voulez savoir un truc pareil ? murmurai-je d’une voix blanche.
Il esquissa un sourire chaleureux, plein de confiance.
— Je peux vous appeler Magdalena ? demanda-t-il.
— Euh… Magda, oui.
— Magda, je voudrais bien être votre ami.
J’en restai déconcertée. Comment un type de cet âge pouvait-il faire preuve d’une telle candeur ?
La serveuse revint avec nos commandes. Ruben retira son carnet de la table ronde juste à temps pour qu’elle ne pose pas son café dessus. Elle ne renversa rien. Ni sur lui, ni sur moi. Fidèle à mes bonnes habitudes, j’examinai les tapas. Certaines fumaient en dégageant une odeur agréable, d’autres offraient un mélange de couleurs appétissantes. Mon jus d’abricot sentait bon, aucune bestiole ne flottait dedans et le rebord du verre était même décoré au sucre rouge. Le café de Ruben devait le satisfaire car il ferma les yeux en le humant avec délice. Tout allait donc si bien ? Rien n’essayait de se dresser contre lui ? Même pas un café froid ? Peut-être qu’il était d’une immense gentillesse, alors. La culpabilité vint me grignoter l’estomac. Il était adorable et moi…
Bon, j’avais une urgence à régler. Je pris une grande inspiration.
— Vous voulez être mon ami ? déclarai-je. Alors je dois peut-être vous expliquer comment la Malédiction fonctionne.
— Je vous écoute ! s’exclama-t-il, ravi.
— Si j’ai de mauvaises pensées, le mal s’abat sur moi.
Il acquiesça avec ferveur.
— Vous me l’avez dit, oui, approuva-t-il en poussant une assiette de charcuterie pour écrire sur son carnet. C’est vraiment fascinant !
— Voilà, et ça peut me tuer si je ne fais pas attention.
Cela sembla doucher son élan, car il s’affaissa un peu sur sa chaise.
— En plus, c’est contagieux, ajoutai-je.
— Contagieux ? Comment ?
— Si quelqu’un touche quelque chose qui m’appartient et qu’il a de mauvaises pensées ensuite, la Malédiction lui tombe dessus.
Ruben plissa le front.
— Quel genre de mauvaises pensées ?
— N’importe quoi qui ne soit pas aimable. Si vous avez pensé que la serveuse avait un gros nez, attendez-vous à retrouver vos pneus crevés.
— Mais je n’ai rien touché qui vous appartienne !
Je coulai un regard entendu au stylo. Ruben le considéra, incrédule, puis le posa avec prudence entre deux assiettes de tapas, de mon côté de la table.
— Pour la suite, je vais plutôt retenir de tête, marmonna-t-il.
Son air piteux me sembla si incongru que, pour la première fois depuis longtemps, je pouffai de rire. Ruben m’adressa un sourire timide.
— On est amis, alors ? demanda-t-il.
— Si vous voulez !
— Super !
Il piqua dans un morceau fumant de tortilla au bacon et le mâcha avec enthousiasme. Je me rendis seulement compte de ce que je venais de dire. Pour la première fois depuis Laura, j’avais accepté l’amitié de quelqu’un. L’émotion m’envahit et je m’empressai de la refouler. J’étais sûrement en hypoglycémie. Non, en fait, je mourais même de faim. Je rapprochai le petit pot de rillettes de saumon et en tartinai un morceau de pain grillé.
— Vous ne m’avez pas dit si vous savez comment ça a commencé, reprit-il tandis que je croquais dans ma tartine qui se révéla savoureuse.
— Ch’est une longue hich’toire, répondis-je, la bouche pleine.
— J’ai toute la soirée.
J’avalai avec délice. Une vraie merveille, ces rillettes. Un équilibre parfait entre le poisson, la crème et l’aneth. Je n’avais pas l’habitude d’aller au restaurant. Trop risqué pour moi. Surtout à Paris, où la réputation des serveurs mal aimables n’était pas volée…
— D’après ce qu’on me racontait quand j’étais petite, chuchotai-je avec un coup d’œil furtif autour de nous pour m’assurer que personne n’écoutait, ça remonterait à l’époque du Christ. Mes ancêtres faisaient partie de ceux qui l’ont condamné à mort. Ils se sont maudits eux-mêmes, et leurs descendants avec.
— Ah, une origine religieuse…
Ruben plissa les paupières.
— Vous êtes croyante ?
Je haussai les épaules.
— Je crois que Dieu existe, mais j’ai du mal à le voir comme un bon Dieu d’amour et de paix, vu ce qu’il inflige à ma famille depuis deux mille ans…
— Pourtant, vos parents vous ont appelée Magdalena.
— Ils espéraient me protéger en me donnant le nom d’une des compagnes du Christ. Pour ce que ça a marché…
— Vous allez à l’église ?
— Jamais de la vie ! me récriai-je. Avec la poisse que je me traîne ? Vous voulez que je prenne un clocher sur la tête juste parce que j’ai bâillé ?
Ruben esquissa un sourire facétieux et attira une assiette garnie de frites de son côté de la table.
— Et vous n’avez jamais songé à tenter un pèlerinage ? relança-t-il, toujours aussi léger. À Jérusalem, par exemple ?
— Pour quoi faire ? marmottai-je en attaquant un bol rempli de légumes grillés.
— Pour essayer de demander pardon ?
— Pardon ? Pardon pour quoi ? Pour un truc que je n’ai pas fait et qui n’a peut-être jamais eu lieu, il y a deux mille ans ?
Le regard bleu clair de Ruben pétilla.
— Pas faux, s’amusa-t-il en croquant une frite. Mais ça se tente, non ?
— Vous voulez que, moi, le porte-malheur ambulant, je prenne l’avion avec des tas d’innocents, pour visiter un pays en guerre ?
Son sourire s’élargit.
— Je vois ce que vous voulez dire… Dommage.
— Pourquoi, dommage ?
Il se redressa et posa ses coudes sur la table du bar pour joindre ses mains sous son menton. Je cessai de mâcher ma nouvelle tartine l’espace d’une seconde. Il avait l’air si sérieux, d’un coup !
— Il y a souvent une grosse part d’inconscient dans les malédictions générationnelles, expliqua-t-il sur un ton bien plus grave. Vous avez l’impression que vous méritez votre malheur parce qu’on vous a répété toute votre enfance que vos ancêtres avaient fauté. Donc vous l’entretenez et vous dramatisez tout.
Je fis la moue.
— Vous expliquerez ça au gars qui est mort hier soir, marmonnai-je en reprenant mon repas. Moi aussi, je trouve qu’il dramatise. Il n’avait qu’à mieux s’entendre avec son subconscient. Même s’il ne savait pas, pour la Malédiction.
— Je reconnais que là, mon explication pèche un peu, grimaça Ruben. Mais si vous tentiez ?
— Que je tente quoi ?
— Le pèlerinage ! Pour que votre inconscient soit en paix.
Un soupçon naquit dans mon esprit.
— Vous ne seriez pas un prêtre, vous ? m’exclamai-je. Un évangéliste ou un truc comme ça ?
— Un truc comme ça ? se récria Ruben, vexé. Pas du tout ! C’est vous qui avez parlé de religion en premier !
— Un gourou, alors ?
— Un gourou ?
— Vous allez me demander de l’argent ? Vous allez essayer de me violer ?
Une horrible possibilité me vrilla les entrailles. Si ce type me violait et que je tombais enceinte, la Malédiction se perpétuerait !
Ruben me contemplait, les yeux aussi ronds que notre table.
— Moi ? coassa-t-il. Mais pourquoi je ferais une chose pareille ? En plus, si j’essayais, votre malédiction me dégommerait en moins de deux !
Ah oui. Exact.
Je me calmai. Je n’avais vraiment pas l’habitude de tenir une conversation avec des humains. Je préférais les chats en peluche.
Ruben grignota quelques frites sans me quitter du regard, l’air passablement inquiet.
— C’est bon ? s’enquit-il. Vous n’avez plus peur ?
Hum… Lui, il pensait toujours que la Malédiction pouvait le tuer pour me protéger.
— Plus trop, répondis-je avec prudence.
— Bon. Puis-je vous exposer la suite du programme ?
Je fronçai les sourcils.
— Je croyais que vous vouliez juste me parler ?
— Pour commencer, oui, admit-il, mais maintenant que je connais la nature de votre problème, je peux vous proposer mon aide.
— Votre aide ?
Il écarta les mèches qui étaient retombées sur son nez pointu, avec de nouveau cet air sérieux qui le faisait paraître plus âgé.
— L’institut qui soutient ma thèse travaille sur les ondes émises par la vibration des atomes, expliqua-t-il. Nous avons mesuré des fréquences de vibration très différentes chez les humains en fonction de leur constitution physique, de l’heure du jour, de leurs projets… Vous m’avez expliqué que votre sort dépendait de vos pensées. Il est possible que vos neurones émettent un signal spécifique très puissant qui entre en résonance avec d’autres… éléments dans votre entourage, lesquels provoquent quelque chose de terrible pour vous.
J’ouvris des yeux stupéfaits. Quoi ?
— Je sais que ça semble un peu obscur, ajouta Ruben avec un sourire d’excuse, mais quand Galilée a dit que la Terre tournait autour du Soleil, cela paraissait si aberrant à l’époque qu’on l’a accusé d’hérésie. Nous ignorons tout des ondes, car nous avons du mal à les observer. Mais on sait que certaines traversent l’univers et que d’autres ont assez de puissance pour pulvériser des planètes entières si elles se trouvent sur leur chemin. Partant de là, pourquoi les ondes que nous émettons n’auraient-elles aucune influence sur notre environnement ?
Muette de sidération, j’écoutais de toutes mes oreilles. La Malédiction serait une histoire d’ondes émises par mon cerveau ? Je ne pouvais pas croire quelque chose d’aussi simpliste !
Ruben me guettait, attentif.
— Magda ?
— Ben… C’est bizarre… murmurai-je.
— Seriez-vous d’accord pour passer quelques examens pour moi ?
Je fronçai les sourcils.
— Rien de dangereux ! ajouta-t-il précipitamment. Des séries de mesures, une ou deux IRM, un électroencéphalogramme…
— Je vais être un rat de laboratoire ? m’effarai-je.
— Ben non. Vous n’êtes pas un rat. Vous êtes une humaine.
Certes. Sa candeur me tuerait peut-être plus vite que la Malédiction.
— Si on arrive à identifier les fréquences spécifiques que vous émettez au moment où vous avez de mauvaises pensées, reprit-il, on pourrait essayer les neutraliser avec un brouilleur, voire les supprimer avec des ondes d’annulation.
Je clignai des paupières et ma bouche s’assécha brutalement. Pendant une seconde, je n’entendis plus le brouhaha léger du bar. Est-ce que je comprenais bien ? Ce type parlait-il… de mettre fin à mon fléau ?
— C’est impossible, murmurai-je.
— Attendez ! protesta-t-il. On n’a pas essayé !
Au fond de moi, un espoir fou venait de s’allumer. Je me renfonçai dans ma banquette pour tenter de l’étouffer. Je ne voulais pas m’emballer. Je ne devais pas. La déception serait trop grande. Le désespoir m’engloutirait.
— On finit les tapas et on y va ? demanda Ruben.
— Hein ? m’étranglai-je. Où ça ?
— Eh bien, à l’institut !
— Mais… Mais je… Mais je…
Il m’adressa un sourire confiant.
— Ne vous inquiétez pas, ça va marcher.
— Mais…
— Qu’avez-vous à perdre à essayer ?
Les mots se bloquèrent dans ma gorge. Ruben me tendit son assiette par-dessus la table.
— Une frite ?
Fin du chapitre 2